Eloge de l’amabilité
Cette qualité devient de plus en plus appréciable à mesure que l’on prend de l’âge, constate une écrivaine espagnole septuagénaire.
Lorsque j’étais jeune – à 20, 30 et même 40 ans –, jamais je n’aurais eu l’idée de faire l’éloge de l’amabilité. Ni moi, ni les jeunes d’alors, ni ceux d’aujourd’hui. Dans la première étape de la vie, on apprécie avant tout la beauté physique, les qualités de sportif ou de danseur, la bonne humeur, le courage physique, la sympathie, mais aussi, il est vrai, l’intelligence, le talent, l’originalité. Pour apprécier la bonté (la bonté réelle, la seule valable, qu’il ne faut pas prendre pour de la bêtise mais qui requiert au contraire une bonne dose d’intelligence), il faut laisser passer un certain nombre d’années, il faut avoir compris que, sans la présence de quelques “hommes bons”, la vie, sur cette planète inhospitalière sur laquelle il nous a été donné de vivre, serait insupportable, parce qu’il n’y a qu’eux qui manifestent cette dose minime de compréhension, d’intérêt pour les autres et de générosité qui rend possible la coexistence humaine et la survie des plus faibles. Et il faut laisser passer quelques années de plus, se trouver peut-être déjà au seuil de la vieillesse, se savoir plus fragile, plus vulnérable, avoir davantage besoin des autres, pour apprécier véritablement l’amabilité – parent souvent très proche de la bonté – au-delà des formules de politesse ridicules et des manuels de savoir-vivre de nos grands-parents. Que votre gardien d’immeuble vous adresse un sourire ou un grognement ; que le chauffeur du taxi vous salue aimablement et vous laisse le choix entre le silence, de la bonne musique, une conversation agréable, ou vous condamne à écouter un match de football à plein volume ou encore vous fait le témoin d’insultes obscènes échangées avec d’autres automobilistes ; que d’autres passagers vous cèdent leur place ou vous poussent sans ménagement dans le métro ou dans le bus, que les serveurs, les vendeurs – sans parler des fonctionnaires – s’occupent de vous cordialement ou vous condamnent à l’invisibilité : autant de petites choses qui changent la coloration et la tonalité de la journée, influent sur le moral et augmentent ou diminuent la qualité de vie.
L’amabilité est encore plus précieuse pour les faibles parce que, pouvant moins se débrouiller seuls, ils en ont davantage besoin. Cela, on le découvre avec plus ou moins d’amertume lorsqu’on entre dans cette période terrifiante de la vie qu’on appelait autrefois la vieillesse et que l’on nomme aujourd’hui le “troisième âge”. Les jeunes ne savent pas ce que vieillir veut dire, ni l’importance que prend l’amabilité, ni à quel point nous avons parfois besoin d’elle et besoin d’eux. * Romancière et éditrice espagnole. La Mer toujours recommencée (Robert Laffont, 1999) est son dernier livre paru en français.
Esther Tusquets* www.courrierinternational.com / El País